Antonio Carlos Jobim

Antonio Carlos Brasileiro de Almeida Jobim a failli devenir architecte. On mesure le désastre qu’aurait représenté pour la chanson populaire brésilienne – et pour la musique mondiale – pareille orientation scolaire. Né le 25 janvier 1927 à Tijuca (faubourg nord de Rio de Janeiro), cet authentique carioca (néanmoins originaire d’une famille française – les Jobin – immigrée au XVème siècle), qu’on surnomme très rapidement Tom, se frotte en amateur à guitare et harmonica, comme n’importe quel adolescent de son époque. Le déménagement de sa famille vers le quartier plus sudiste et aisé d’Ipanema va concorder chez lui avec une approche plus sérieuse de la musique. Il prend des leçons de piano avec Hans-Joaquim Koellreuter, chantre de la musique sérielle (ce qui n’aura pas vraiment d’influence sur notre Brésilien). Très vite, Jobim montre plus de constance à perfectionner sa technique pianistique dans les inferninhos (piano-bars et autres lieux de nuit) de Copacabana, que devant sa planche à dessin d’étudiant en architecture.

Classique et Jazz

En 1952, il devient copiste pour le compte de la firme Continental Records, et, dès 1954, connaît le succès avec une chanson composée en compagnie de Billy Blanco pour le compte de Dick Farney et Lucio Alves. Dans les années cinquante, se développe son goût naturel à écouter du jazz, qui perdurera comme sa musique de prédilection. L’ensemble de la génération de musiciens West Coast de l’époque aura sur lui une durable influence : Barney Kessel, Gerry Mulligan ou Chet Baker resteront toute sa vie ses musiciens de chevet. Mais Jobim demeurera tout aussi durablement influencé par Pixinghina, père, depuis les années 30, de la musique moderne brésilienne. L’approche plus didactique et académique du piano le fera s’intéresser à la fraîcheur et à l’immédiateté d’un compositeur impressionniste comme Claude Debussy, ou à la sensualité latine d’un Maurice Ravel. Et, naturellement, il absorbera l’influence prépondérante de ses propres racines, cette samba brésilienne où le rythme insufflé par des percussions insatiables rappellent sans cesse les origines africaines de cette culture, et de cette expression. Tous ces éléments contribueront à faire de Jobim, un guitariste rythmique limité, un chanteur sympathique et plutôt évanescent, mais surtout un pianiste élégant et d’une grande sensibilité. En 1954, Jobim accompagne le chanteur Bill Farr dans le groupe Tom And His Band : ce sont là ses débuts d’enregistrements discographiques.
Bossa Nova

En 1956, Juscelino Kubitschek accède à la Présidence de la République des Etats-Unis du Brésil. Fin lettré, issu d’une famille bourgeoise et médecin de formation, il vient de résister à une tentative de coup d’état fomenté par l’armée, et les forces conservatrices du pays. Désireux de faire entrer le Brésil dans l’ère moderne (son slogan : « 50 ans de progrès en 5 ans » sera tourné en dérision par ses détracteurs en « 50 ans d’inflation en 5 ans ») il ordonne la construction de Brasilia, capitale destinée à attirer les populations vers l’intérieur des terres, tour de force technologique (les infrastructures principales de la ville furent édifiées en 1000 jours), et avant-garde moderniste du pays. C’est dans ce contexte d’innovation, d’effervescence créatrice, et de fierté patrimoniale, que Jobim fait l’une des rencontres les plus déterminantes de son existence. Journaliste, diplomate (il sera même second secrétaire de l’ambassade du Brésil en France), Marcus Vinícius da Cruz de Melo Moraes (dit Vinicius de Moraes) s’est déjà essayé à la composition de quelques sambas, et du livret de quelques musiques à programme (comme la première mouture de ce que Marcel Camus allait porter à l’écran sous le titre d’Orfeu Negro). C’est alors qu’il cherche un compositeur apte à mettre en musique cette variation moderne, et brésilienne, du mythe d’Orphée aux Enfers qu’on lui présente un jeune pianiste timide. En effet, le producteur Sacha Gordine ne souhaite pas utiliser pour le septième art la musique déjà composée par Offenbach. Or, de Moraes se trouve en poste en Uruguay, et les deux compères sont contraints de travailler…par téléphone : « A Felicidade » sera le premier chef d’œuvre issu de cette collaboration inusitée. Le diplomate et le novice connaîtront un véritable triomphe : la pièce de théâtre tiendra l’affiche pendant un nombre incalculable de saisons, le film remportera la Palme d’or du festival de Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger, et la partition ouvrira au duo les portes du milieu artistique international (Michel Legrand confessera par la suite une passion absolue pour Jobim). Le compositeur développe alors une inspiration nourrie des grands sentiments humains, de préoccupations écologistes, de quelques remarques acerbes inspirées par la dictature et l’oppression qui en découle, et, essentiellement, d’un amour irraisonné pour toutes les facettes du Brésil.

La renommée, et la ceinture dorée ? Mieux encore, commence à se presser autour de Jobim toute une génération de chanteurs et compositeurs brésiliens, aussi talentueux que confidentiels. Tout frais émoulu du conservatoire de Rio de Janeiro et futur virtuose reconnu internationalement, le guitariste Baden Powell côtoie ainsi la chanteuse, actrice et muse Lara Leão, ainsi que le doux et timide chanteur Joao Gilberto : la Bossa Nova (chose nouvelle, nouvelle vague) est née. Mais par-delà une équipe de bons copains (Jobim et de Moraes en figures de grands frères tutélaires), la bossa nova reste une synthèse de multiples influences et racines : tropicales (avec l’empreinte du chorinho ou choro, style musical traditionnel interprété par un trio, flûte, guitare et cavaquinho), latines (grâce à la rencontre de Jobim avec l’étincelant précurseur que fut Johnny Alf), classiques (Chopin imprime sa marque sur toute l’œuvre de Jobim), et jazz, en rappel des fortes impressions de l’enfance. On mentionnera également la profonde marque laissée sur ces jeunes créateurs par Ary Barroso, immortel créateur de la plus célèbre chanson brésilienne (sobrement intitulée… « Brazil »). Quant au français de Guyane Henri Salvador, lui qui, avec sa composition « Dans mon île » prétendit avoir inventé – rien moins – la bossa nova (ralentissant mécaniquement le rythme d’une samba), on peut lui concéder une influence déterminante dans l’évolution artistique de Jobim.

Fusion latine

En 1958, Joao Gilberto enregistre donc quelques partitions de Jobim : « Corcovado » ou « One Note Samba » deviennent instantanément des classiques. Le chant intimiste, le rythme persistant, une guitare délicate, ce premier pont jeté entre Brésil et jazz cool, permet à l’Amérique du Nord (donc au monde entier) de découvrir un style musical inédit. De plus, l’utilisation des cordes, flûtes et cuivres en contrepoint systématique de la mélodie, mais partie intégrante des compositions, souligne le caractère totalement innovant de ces chansons. Jobim doit néanmoins attendre 1962 pour que la déferlante bossa nova embrase la planète : les jazzmen Stan Getz (saxophone) et Charlie Byrd (guitare, et responsable de l’importation des premiers disques de Jobim aux Etats-Unis) enregistrent alors Jazz Samba (le disque qui offre la bossa à l’univers). Pour la première fois, la sonorité la plus exceptionnelle du jazz (Getz fut surnommé « The Sound ») se mêle à la si caractéristique syncope de la musique du Brésilien. Tout est ici calme, luxe, et volupté, mais aussi élégance, discernement et sensibilité. Pour la première fois, des musiciens américains parviennent à intégrer les difficultés rythmiques de la bossa, et ses spécificités mélodiques. « Desafinado », titre phare exploité en 45-tours, constituera l’avant-garde en rouleau compresseur d’une folie qui s’emparera de tous les continents. Jobim et ses petits camarades se voient invités en concert au Carnegie Hall pour le Bossa Nova Show, un spectacle essentiellement alimenté par des chansons de ce dernier.

En 1962, une femme à la démarche particulièrement sensuelle, et rencontrée à une terrasse de café (le Veloso, situé en face de l’océan) inspire à Jobim et de Moraes le texte de la chanson « Garota de Ipanema », qui obtient un Award du meilleur disque de l'année. En 1963, Getz enregistre l’un des albums de jazz les plus vendus au monde (Getz/Gilberto), en compagnie du guitariste et de sa femme donc, mais également aux côtés du pianiste et compositeur. A cette époque, le marché international commence à être saturé de produits exotiques, et la permanente exposition de la bossa nova en front de scène finit par desservir le genre. Pourtant, le résultat sera magnifique : les musiciens s’expriment avec grâce et décontraction, la sophistication emporte l’adhésion du public, et les épousailles entre jazz et musique brésilienne atteignent un niveau absolu de perfection. En contrepoint de la classe naturelle d’Astrud Gilberto (qui n’avait jusqu’alors jamais chanté que dans sa cuisine), « The Girl from Ipanema » et « Corcovado » offrent le romantisme de la bossa au public américain. Et l’album Getz/Gilberto reste l’un des très rares exemples de l’histoire du jazz pour lequel se retrouvent dans une commune admiration amateurs éclairés, et grand public.

Honneurs

Conforté par sa victoire au festival international de la Chanson de Rio de Janeiro (1968), et ses animations régulières dans des shows musicaux pour le compte de la télévision brésilienne, Antonio Carlos Jobim aura toujours préféré le travail en studio, ou à la maison, aux tournées. Lorsque, vers la fin des années 60, la vogue de la bossa commence à s’épuiser, il se concentre sans amertume sur la composition. Il enregistre d’un piano délicat quelques albums d’une grande élégance, puis entame une collaboration étroite avec l’arrangeur naturaliste Claus Ogerman. Il croise la route musicale de stars brésiliennes (Elis Regina, Edu Lobo, Eumir Deodato, Chico Buarque ou Flora Purim, ainsi que l’arrangeur américain Nelson Riddle), ou du plus grand chanteur populaire de tous les temps : Jobim gravera en compagnie de Frank Sinatra deux albums essentiels à la compréhension de la bossa dans sa rencontre avec la tradition américaine.

Dans les années 70, Jobim poursuivra sa composition de nombreux classiques, dont « Aguas de Março », repris en français par Georges Moustaki (« Les Eaux de Mars »). Plusieurs labels majeurs plus tard, et en quelque sorte victime de surexposition, et de la déferlante du rock sur le monde, Jobim s’enfonce dans une semi-retraite, se concentrant essentiellement sur les musiques de films, ou son travail pour la télévision brésilienne. Mais les années 80 voient un intérêt grandissant du public pour les expressions non anglo-saxonnes. La world music est de nouveau à la mode, et la musique brésilienne bénéficie naturellement de ce regain. Jobim, lauréat de Grammies Awards à foison, voit ses chansons interprétées par Ella Fitzgerald, Sting, Diana Krall, George Michael ou Tony Bennett. Carlos Santana (album Caravanserai, 1972) s’approprie son « Stone Flower ». Il reprend les tournées, en compagnie de sa seconde épouse et de deux de ses enfants. L’un de ses plus proches amis, et compère en musique, Vinicius de Moraes décède en 1980.

En 1993, il donne son ultime concert brésilien, aux côtés de Gal Costa, et des jazzmen Herbie Hancock et Joe Henderson. Grâce à cette prestation, à un concert donné dans le cadre du Festival de Montreux, et à une soirée au Carnegie Hall (1994), Antonio Carlos Jobim est enfin reconnu comme un compositeur essentiel de l’histoire contemporaine. On lui consacre des albums en forme d’hommage (en 1996, un album rassemblera entre autres Oscar Peterson, Chick Corea et Toots Thielemans autour de son répertoire), et des concerts reprennent ses œuvres les plus emblématiques. Il séjourne de plus en plus souvent – et longtemps - dans sa maison de bois, verre et béton à proximité de la forêt de Tijuca, entouré de sa jeune femme et de nombreux enfants et petits-enfants.

Souffrant d’artériosclérose et d’un cancer, Jobim est hospitalisé le 8 décembre 1994 à l’hôpital Mount Sinaï de New York. Il y est victime d’une défaillance cardiaque fatale. Il est enterré au cimetière São João Batista de Rio de Janeiro. L’aéroport international de la même ville porte depuis 1999 son nom. Le chanteur Michael Franks lui consacrera un hommage posthume (Abandoned Garden). A 67 ans, Antonio Carlos Jobim entre dans la postérité, et dans l’histoire de la bossa nova brésilienne, de la chanson tropicale, de la musique mondiale.

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