Nougaro et Toulouse sont deux termes désormais indissociables dans le vocabulaire musical français. Il naît dans la ville rose en 1939, fils d’un chanteur d’opérette et d’une pianiste espagnole rescapée de la guerre civile de l’autre côté des Pyrénées. La scolarité du jeune Claude, qui découvre les grands jazzmen américains et les chanteurs à textes français à la radio chez ses grands-parents, n’est guère brillante. Renvois, sanctions, exclusions et fugues constituent l’essentiel de sa scolarité. Ce qui n’empêche le jeune homme d’être un excellent littéraire et de développer sa plume en marge des cours de français. Las, il abandonne l’école peu de temps avant son bac et rentre de fait dans la vie active en devenant pigiste pour quelques publications comme L’Echo d’Alger ou LeJournal des Curistes.
De la Garonne à la Seine
Poète à ses heures, Claude Nougaro s’essaie à la rédaction lyrique, ce qui le motive bien plus que les papiers qu’il doit cependant fournir à ses rédacteurs en chef pour survivre. Installé à Paris, Nougaro promène son mal-être et ses poèmes dont personne ne veut dans les bistrots du Quartier Latin et de Saint-Germain-des-Prés. De ce parcours urbain jalonné d’arrêts-buffet dans les cabarets chics ou populos, il fait la connaissance des chanteurs et artistes qui marquent l’époque : Mouloudji, mais aussi Audiberti, Marcel Amont, Philippe Clay et Georges Brassens. Très éclectique, le jeune pigiste et poète côtoie aussi bien l’anar Brassens que le presque réac Clay qui, bien que politiquement opposés, incarnent deux facettes d’un Paris littéraire et populaire.
Amont et Clay, intéressés par les vers de Nougaro lui commandent quelques morceaux (« La Sentinelle » pour Clay, « Le Balayeur du Roi » pour Amont), ce qui pousse le toulousain à se lancer dans la carrière d’auteur. En 1959, Nougaro se lance enfin en solo, sur la scène du Lapin Agile, un cabaret montmartrois, avec Il Y Avait une Ville, son premier tour de chant. Le succès est moyen, mais l’artiste semble suffisamment prometteur pour qu’on lui propose d’enregistrer son premier disque.
Ô Toulouse
Une première partie de Dalida lui permet d’obtenir quelque reconnaissance de la part du public de la chanteuse, même s’il évolue dans un registre très différent de celui de l’Egyptienne. Dès le début des années 1960, Claude Nougaro introduit quelques éléments de jazz empruntés à Glenn Miller et Louis Armstrong dans ses propres compositions comme « Cécile, ma fille ». Déjà ancré à gauche, l’artiste se permet quelques incursions préfiguratrices de Mai 68 dans ses textes, sans cependant s’engager pour une cause ou un projet politique bien précis. Sa rencontre avec le pianiste Michel Legrand lui permet d’obtenir son premier succès avec « Une petite fille » en 1962. Une première collaboration qui en préfigure beaucoup d’autres à venir. Le début des années 60 est d'ailleurs auréolé de succès : « Le Jazz et la Java » et « Le Cinéma » (1962), « Cécile, ma fille » (1963), « Armstrong » (chanson en forme d'hommage au jazzman américain, 1965).
En 1965, un voyage au Brésil lui fait rencontrer le guitariste Baden Powell de Aquino, avec lequel il se lie d’amitié. Découvrant la réalité des favelas brésiliens, Claude Nougaro leur consacre un morceau, « Bidonville » qui n’échappe malheureusement pas aux clichés tendance « Qu’est ce qu’ils sont généreux malgré leur misère, ces braves gens ». Désormais reconnu, le Toulousain multiplie les tours de chant à travers toute la France ainsi que les morceaux que les radios diffusent largement. « À bout de souffle», « Chanson pour le maçon » ou encore « Sing, Sing Song » (tous rassemblés sur le 33-tours de 1966, tout comme « Armstrong ») permettent à l’artiste de développer son style de jazzman languedocien chantant dans le style New Orleans « avé l’assent ».
En 1968, peu après les événements de Mai (qui lui ont inspiré « Paris Mai », interdit de diffusion à l’époque) et surtout « Toulouse », hommage à sa ville natale, le chanteur obtient la consécration en jouant plusieurs soirs de suite à l’Olympia, à guichets fermés.
Inspirations world
Le premier best-of sort en 1972 et les nouveaux albums studios (Sœur Âme, Locomotive d’Or, Femmes et Famines, Plume d’Ange) s'enchaînent, Claude Nougaro enquillant alors les tubes. En 1978, paraît l'un de ses plus grands succès, « Tu verras », qui lui vaut le Prix de l’Académie du disque. Toujours aussi diversifié, le Toulousain mêle son jazz avec des accents de bossa-nova (avec la complicité de Henri Salvador), de rumba, de blues ou de java. Une influence latino qu’il doit bien évidemment à Baden Powell, mais aussi à Chico Buarque ou à Tania Maria, artistes brésiliens mêlant jazz-rock, sonorités lusitaniennes, fado et chansons engagées contre la dictature militaire de l’époque.
Le recrutement de l’accordéoniste Richard Galliano et du batteur Aldo Romano l’inspirent pour mettre quelques rythmes typiquement italiens dans sa musique, faisant de Claude Nougaro un chanteur « world » bien avant l’heure. Mais l’homme aux semelles de swing (titre de la biographie que lui consacrera l’écrivain iconoclaste Christian Laborde) reste avant tout un jazzman. Un jazzman curieux, certes, qui ne manque jamais d’aller voir ce qui se fait au-delà de son univers musical de prédilection, mais un jazzman tout de même. Garonne ou Mississipi : même combat pour Nougaro, qui ne renie pas ses origines occitanes pour revendiquer une quelconque identité en toc.
D’ailleurs, afin de se confronter au public du « vrai jazz », audience aussi élitiste que sévèrement critique, il prend le risque de se produire au New Morning en 1982, temple parisien du Vrai et du Beau en matière de musique New Orleans au risque d’essuyer les plâtres d’un jazz francophone mal vu par les puristes en la matière. Mais l’opération est un succès, au grand dam des mauvais coucheurs pour qui un jazzman toulousain ne peut être qu'un aimable poseur branquignol. Un live, sobrement intitulé Au New Morning vient témoigner de cet acte de bravoure face à l’un des publics les plus difficiles de la capitale.
Un nouveau départ, solide comme roc...
Cependant, en dépit d’un Bleu, Blanc, Blues plutôt réussi, le milieu des années 1980 s’annonce un peu difficile pour le chanteur qui, après son troisième mariage, cherche sa voie dans un paysage musical qui ne l’accepte plus comme à ses débuts. Barclay, sa maison de disques, rompt son contrat avec lui pour cause de ventes insuffisantes et l’artiste se retrouve seul et déboussolé à Paris, soudain conscient qu’il n’a plus la cote auprès du public, en dépit d’un carré de fidèles indécrottables.
Bien décidé à se ressourcer, Claude Nougaro quitte définitivement Paris pour prendre le chemin d’un exil qui ne le mène nullement à Toulouse, mais à New York, l’un des berceaux de la musique afro-américaine. Flanqué de Philippe Saisse, jeune musicien peut-être mieux à même de le comprendre que Vaquer, Galliano ou Romano ont jamais pu le faire, le Toulousain en exil découvre de nouveaux horizons musicaux typiquement américains comme le funk ou le rock à côté desquels il était totalement passé. C’est après ce cheminement quasi-solitaire new-yorkais que Nougaro compose ce qui sera sa revanche envers les maisons de disques qui l’ont un peu trop vite rangé sur l’étagère des fossiles.
Nougayork, en 1987, prend tout le monde de cours et les premières diffusions du titre-phare sur les radios provoquent l’engouement d’un public qui découvre Claude Nougaro sous un jour qu’il ne connaissait guère. Guitares électriques et synthétiseurs sont au rendez vous pour ce qui constitue l’album de la résurrection du chanteur occitan. Superstar gonflée à bloc, il sort un second « album américain » dans la foulée. Pacifique, dont le succès est assuré par la Victoire de la musique remportée l’année précédente par Nougayork. Le chanteur devient, avec Serge Gainsbourg, l’un des rares chanteurs français de plus de soixante ans à bénéficier d’une forte cote d’amour auprès des jeunes spectateurs.
Fabulous Trobador
Ce triomphe sur ceux qui le voyaient déjà bon pour la maison de retraite incite Nougaro à faire un pied de nez aux maisons de disques en sortant en 1991 Une Voix, Dix Doigts, album typique de sa production passée, auquel le public réserve le meilleur accueil. Mais Claude Nougaro a retenu la leçon new-yorkaise : plus question de se contenter de l’acquis, il lui est nécessaire d’innover.
Dès lors, le Toulousain commence à laisser traîner ses oreilles du côté de la musique traditionnelle irlandaise, du rap ou des rythmes typiquement africains. L’album Chansongs, en 1993 représente la quintessence de ces inspirations diverses, allant chercher ses références dans les musiques du monde. Le Nougaro nouveau est arrivé et la compilation de l’année suivante, Grand Angle Sur permet à un public globalement ignorant de la carrière de l’artiste de découvrir son répertoire. Revenu sur le devant de la scène, multipliant les dates, Claude Nougaro est cependant obligé de stopper un peu le rythme frénétique de ses concerts du fait de problèmes de santé.
L’Enfant-Phare en 1997 ou Embarquement Immédiat en 2000 sont entrecoupés de longues périodes de repos, durant lesquelles le chanteur doit minimiser ses prestations et la fatigue qui s’ensuit. Peu prudent, Claude Nougaro ne peut s’empêcher de passer outre l’avis de ses médecins et de courir de festivals en tournées, partout où son public l’attend, quitte à en sortir épuisé. L’un de ses vieux projets, Les Fables de Ma Fontaine, un recueil acoustique de ses textes parlés (une forme de compromis entre le slam et la récitation) est enregistré en 2002 alors qu'il prépare un nouvel album, La Note Bleue, disque hommage aux grands du jazz que Nougaro annonce pour 2003.
Mais cette année est marquée par de nombreuses hospitalisations et plusieurs annulations de concerts consécutives à son cancer. L’enregistrement de La Note Bleue pompe ses dernières forces et, début 2004, Claude Nougaro se retrouve hospitalisé en urgence. Au cours du mois de février, conscient de sa fin imminente, il demande à quitter l’hôpital pour rentrer chez lui. C’est à son domicile qu’il décède le 4 mars 2004, faisant tomber une chape glaciaire sur Toulouse et la France.
La voix royale s’est tue à jamais et la ville rose est orpheline de l’enfant du pays qui avait si bien su la chanter au son des trompettes, de l’accordéon et du piano. La Note Bleue sort quelques mois après sa mort sous forme d’hommage et, en 2005, un coffret de 14 CD retraçant l’ensemble de sa carrière est mis en vente pour saluer l’homme au semelles de swing qui s’en est allé.
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- 2004