Dave Brubeck

C’est à Concord, sur la côte californienne que David Warrren Brubeck voit le jour en 1920. Sa mère, elle-même mélomane ayant fait ses classes de piniste à Londres, l’initie très jeune à son instrument fétiche. Un apprentissage dur, car Brubeck Junior se montre rétif au solfège, pour ne pas dire incapable de lire une partition. Un handicap repéré par ses enseignants qui n’en restent cependant pas admiratifs devant les capacités intuitives d’improvisation du jeune prodige. À force de travail et de ténacité, Dave Brubeck réussit cependant à se mettre au diapason (dans tous les sens du terme) des exigences de la musique classique, même si certaines de ses références se situent clairement du côté des clubs de jazz de Chicago et de la Nouvelle-Orléans.

L’angélique Desmond

Mobilisé en 1942, Dave Brubeck se retrouve sous les ordres du Général Patton et sous la mitraille en pleine bataille des Ardennes. C’est dans ces conditions qu’il fait la connaissance de Paul Desmond, un brillant joueur de saxophone alto avec qui il monte une petite formation destinée à remonter le moral des troupes. À la fin de la guerre, Brubeck et Desmond repartent chacun de leur côté, se promettant cependant de travailler ensemble à nouveau dans les plus brefs délais. En attendant, c’est au Mills College d’Oakland (Californie) qu’il retourne étudier les harmoniques, sous l’égide du Français Darius Milhaud. Dès sa sortie de ces études supérieures de musiques, Dave Brubeck signe un premier engagement dans un trio de jazzmen aux côtés de Ron Crotty et Cal Tjader. Si le trio enregistre quelques disques et se produit dans les clubs de la côte Ouest, il devient occasionnellement quatuor lorsque Paul Desmond se joint aux trois larrons pour un enregistrement particulier ou pour un bœuf. Bien que toujours disponible pour son ami Dave, celui-ci ne rejoint cependant pas définitivement le groupe, évoluant de son côté dans sa propre formation.

Dave Brubeck Quartet

Un accident de piscine manque d’être fatal au jeune homme et c’est après plusieurs mois d’hospitalisation et de rééducation qu’il fait son retour dans le milieu du jazz avec sa propre formation, The Dave Brubeck Quartet, toujours avec Paul Desmond, mais dont la formation évolue au fil des années. Le bassiste Gene Wright et le batteur Joe Morello sont irrémédiablement associés au quartet, mais ils n’arrivent en réalité que sur le tard ; Ron Crotty, Bob Bates, Lloyd Davis ou Norman Bates occupant successivement la place derrière les contrebasses et les tambours jusqu’en 1958, date à laquelle le quartet connaît sa formation définitive. Faisant ses débuts à Los Angeles, au sein du prestigieux Black Hawk Nightclub (l’un des « ballrooms » les plus célèbres de Californie), le quartet enregistre quelques disques, tous reconnus dans leur milieu.

Jazz at Oberlin, Jazz to College et Jazz Goes to Junior College valent une large reconnaissance aux quatre membres du groupe, et même une couverture de Time Magazine, la première pour une formation de jazz depuis celle de Louis Armstrong ! Un petit incident, représentatif de ce qu’était la mentalité des années 1950 aux Etats-Unis vient émailler la vie du groupe en 1954 : invité à jouer en direct lors d’une émission de télévision, le Dave Brubeck Quartet est contraint d’annuler sa participation au dernier moment. En effet, Gene Wright est noir et les producteurs de l’émission ne lui proposent rien de moins que de jouer... hors-caméra, pour ne pas choquer le public. Opposition immédiate de Dave Brubeck, qui refuse tout net de jouer si le bassiste n’apparaît pas à l’écran. La chaîne en prend acte... et annule la prestation prévue, ne voulant pas prendre le risque de montrer un Afro-américain lors d’un show télévisé.

Le commencement des temps

C’est en 1959 que le quartet – sous sa forme définitive – sort l’album Time Out qui révolutionne la structure classique du jazz avec ses rythmiques brisées et ses harmoniques anticonformistes. La genèse de l’album et de ses titres-phares comme « Take Five », « Blue Rondo à la Turk » ou « Pick Up Sticks » est due avant tout à la lassitude de Dave Brubeck d’entendre le public systématiquement applaudir au rythme des refrains, couvrant alors les musiciens. En cassant la structure de ses morceaux, Dave Brubeck, non seulement pratique un difficile exercice de style, mais en outre, s’amuse à donner quelques coups de coudes à un public venant écouter une musique jusqu’alors formatée, conçue pour être reprise en chœur au détriment du jeu des artistes.

Le résultat n’est tout d’abord pas probant, mais très vite, les spécialistes du jazz reconnaissent le talent du compositeur et Time Out se classe dans les albums de jazz les plus écoulés de tous les temps. Time Further Out : Miro Reflections (qui se veut une « adaptation sonore » de l’univers visuel du peintre surréaliste catalan), Countdown : Time In Outer Space ou la comédie musicale The Real Ambassadors (qui s’offre rien moins que la présence de Louis Armstrong ou Carmen McRae) viennent affirmer les aspirations de Dave Brubeck à déstructurer la musique jazz et ses harmoniques convenues. Si l’obsession du temps se fait sentir dans ses compositions (le terme « Time » et la symbolique temporelle sont des gimmicks récurrents des albums), l’exploration de nouveaux styles d’écriture est également omniprésente dans l’œuvre du quartet. Un premier live, At Carnegie Hall remporte un triomphe.

Time of Jazz Impressions

Après la série des « Time », le Dave Brubeck Quartet se lance dans un autre cortège d’albums thématiques entre 1963 et 1967, celui des « Jazz Impressions... ». Jazz Impressions of USA, Jazz Impressions of Japan, Jazz Impressions of Eurasia ou Jazz Impressions of New York revisitent les cultures musicales locales à l’aune du big band et les résultats sur vinyle sont à chaque fois plébiscités par le public. C’est finalement après un « Time In » venant clore la série entamée près d’une dizaine d’années plus tôt que le quartet se sépare, ne se reconstituant qu’à titre exceptionnel pour son vingt-cinquième anniversaire en 1976.

Toujours fidèle à son vieil ami Paul Desmond, Brubeck continue de travailler avec lui, mais aussi avec Gerry Mulligan, Jerry Bergonzi, Perry Robinson, mais aussi certains de ses propres enfants ayant suivi leur père dans sa carrière musicale. (Sur six fils, quatre d’entre eux sont ou deviendront eux-mêmes musiciens professionnels). Le décès de Paul Desmond, en 1977 incite le pianiste à mettre quelques temps sa carrière en sourdine, brisé par la mort de celui qui l’accompagne sur scène et studio depuis près de trente-trois ans. Sa disparition pousse Dave Brubeck à une crise d’introspection que seule la compagnie musicale et la créativité de Gerry Mulligan parvient à dissiper. Tout en composant et en organisant de vastes concerts dans le monde entier (et plus particulièrement en France, pays qu’il a toujours dans un coin de son cœur depuis la Deuxième Guerre mondiale), le jazzman entame une quête métaphysique qui lui vaut de se convertir au catholicisme en 1980 et à faire d’importantes donations à des œuvres caritatives. La composition d’une messe, The Hope est le vecteur déclencheur de sa conversion. C’est également sa première (et dernière) incursion dans le domaine religieux.

Quiet gentleman

Les décennies suivantes voient Dave Brubeck toujours aussi actif, en dépit de l’âge qui commence à le rattraper. De vastes tournées sur les cinq continents aux côtés des orchestres philharmoniques et symphoniques les plus prestigieux permettent au compositeur de diversifier son public et ses références, même si le gros de son œuvre est désormais derrière lui. Cependant, chaque tournée l’oblige ensuite à prendre énormément de repos, pour se ressourcer. Pendant près de deux décennies, Dave Brubeck vit globalement sur ses acquis, tout en servant de conseiller technique pour de nombreux artistes, radios et maisons de disques.

Donnant occasionnellement des cours dans quelques universités américaines ou européennes (parfois aux côtés de son fils Darius, lui aussi musicologue), Brubeck reçoit en 2004 un diplôme honoris causa de l’Université de Fribourg et, en 2006, la médaille d‘honneur de l’Université Notre Dame de l’Indiana. Avec l’âge vient le temps des récompenses « pour l’ensemble de sa carrière » dont certaines, telles les Life Achievement Awards valent presque tous les avis de décès du monde... Mais, pas encore mort, Brubeck se lance, en 2005, dans la composition d’un nouvel opéra jazz, Cannery Row Suite, joué pour la première fois au festival de Monterrey.

Bien qu’il ait fait ses adieux à la scène, le compositeur est encore invité dans quelques manifestations musicales publiques ou privées de temps à autre, lorsque sa santé le lui permet. Ainsi, ayant joué en 2008 devant les huiles du département d’Etat Américain, il reçoit des mains de Condoleezza Rice, le Benjamin Franklin Award for Public Diplomacy, pour l’ensemble de son œuvre. Honoré comme il sied à un compositeur de sa trempe, Dave Brubeck jette un léger froid lors de la remise de cet ultime trophée, en commentant de manière ironique cette consécration du fait de l’approche imminente et probable de son décès. Vieux gentleman souriant, c’est sur cette pirouette rhétorique bien digne de la sombre ironie véhiculée par le jazz, restant fidèle en cela aux mânes des interprètes de « Dead Man Stomp », qu’il annonce officiellement sa retraite bien méritée. Oh when the saints go marching in...

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