C’est le 11 décembre 1938 que Gaston Ghrenassia voit le jour : le futur Enrico Macias naît au sein d’une famille juive de Constantine, dans ce qui est alors l’Algérie française. Son père, Sylvain Ghrenassia, est violoniste dans l’orchestre de Raymond Leyris, alias Cheikh Raymond, grande vedette du malouf (ou maalouf), musique aux origines arabo-andalouses (Enrico Macias la qualifiant de « judéo-arabe ») particulièrement populaire dans la région de Constantine.
Baignant naturellement dans la musique, le petit Gaston apprend vite à jouer de la guitare et intègre, à l’âge de quinze ans, l’orchestre de Cheikh Raymond. Ce dernier l’a d’autant plus à la bonne que sa nouvelle recrue devient le fiancé de sa fille Suzy et d’aucuns voient déjà dans le jeune prodige un éventuel successeur de Cheikh Raymond. Mais Gaston, s’il ne renie en rien sa passion pour la musique, craint de ne pouvoir manger tous les jours à sa faim en exerçant une profession artistique et postule pour un poste de surveillant d’école. L'Education nationale manquant de bras en Algérie, il devient instituteur.
Le jeune musicien n’en continue pas moins de pratiquer la guitare, assurant des bœufs avec « Tonton Raymond ». Mais le bruit des bombes et des coups de feu commence à faire plus de bruit que les guitares : le cortège d’atrocités de la guerre d’Algérie vient bientôt arracher Gaston à sa terre natale. A l’été 1961, Cheikh Raymond, le beau-père et parrain artistique du jeune homme, est assassiné. La mort de cet homme attaché au dialogue entre les communautés de l’Algérie est, pour le jeune musicien, le signe que tout est fini. La même année, comme des milliers de pieds-noirs dont l’exode commence, Gaston et sa compagne quittent une Algérie bientôt indépendante.
« Paris tu m’as pris dans tes bras »
Débarqué dans la capitale, où il épouse bientôt Suzy, le jeune pied-noir décide de continuer sur sa lancée musicale, en adaptant en français la musique malouf : mais, peu convaincu par le résultat, il finit par se résoudre à bâtir un nouveau répertoire, mélangeant la tradition française de la chanson à texte et certains rythmes de la musique orientale, en exprimant via ses textes ses expériences personnelles.
Gaston fait quelques petits boulots pour vivre et chante à la terrasse des cafés, mais sa période de galère ne dure pas très longtemps : en 1962, il est engagé au cabaret Le Drap d’Or. Il donne son premier concert en vedette à Nice, au Théâtre de Verdure. Une rencontre avec un exécutif de chez Pathé l’amène à enregistrer son premier disque, qui comprend notamment la chanson « Adieu mon pays ». Le nom de Gaston Ghrenassia étant jugé assez peu glamour, le chanteur doit choisir un nouveau patronyme : il opte pour Enrico Nassia, qu’une secrétaire de chez Pathé retranscrit par erreur Macias.
A la fin 1962, la première partie d’un concert de Gilbert Bécaud et, surtout, un passage à l’émission de télévision Cinq Colonnes à la Une consacrée au drame des rapatriés d’Algérie, lui valent la notoriété immédiate : il est quelques mois plus tard « vedette américaine » lors d’une tournée des chanteurs à la mode Paola et Billy Bridge, mais son succès est tel que c’est lui qui achève la tournée en vedette tout court, éclipsant largement ses confrères yéyé.
Enrico Macias impose rapidement au public son style de variétés orientalistes et l’inspiration nostalgique de ses chansons, bénéficiant à la fois de la nouveauté et de l’émotion née d’un drame encore vivement ressenti par l’opinion française. Si les pieds-noirs – et notamment les juifs – sont les premiers à venir fêter l’enfant du pays, il séduit bien au-delà des frontières régionales et confessionnelles. Les chansons se succèdent : « Souviens-toi des Noëls de là-bas », « Vagabonds sans rivages », « Enfants de tous pays », « Paris tu m’as pris dans tes bras », « Les Filles de mon pays »...
En 1963 et 1964, la carrière d’Enrico Macias explose : se produisant d’abord en première partie des Compagnons de la Chanson à l’Olympia, il part ensuite en tournée dans toute la France, puis dans les pays de la méditerranée (Liban, Grèce, Turquie). Il reçoit en 1965 le prix Vincent Scotto et continue d’accumuler les succès (« Les Gens du Nord », « Non je n’ai pas oublié », « J’appelle le soleil », « J’en ai plein mon cœur des souvenirs »…) tout en s’affirmant comme vedette internationale de la francophonie : tournées triomphales en URSS et au Japon, concert en 1968 au Carnegie Hall de New York, le déraciné est maintenant chez lui dans le monde entier.
On le voit même tâter discrètement du cinéma, jouant son propre rôle dans le film Déclic et des claques, de Philippe Clair. Se voulant porteur de joie et de fraternité, Enrico Macias se montre concerné par la communauté juive dont il est membre et affirme en outre ses convictions sionistes, sortant « Noël à Jérusalem » et participant à l’album Histoire d’Israël, ce qu’il a l’occasion de regretter quand l’éditeur du dernier disque, Jean-Marie Le Pen, accède à la notoriété politique. Sa popularité mondiale s’arrête en outre aux frontières des pays arabes, où il est interdit de séjour du fait de son soutien à l’état d’Israël.
Chanteur de paix
A la fois chanteur de charme et chanteur à message, Enrico Macias ne se laisse pas enferrer dans la simple évocation nostalgique : populaire dans le monde entier, il multiplie les concerts en France et ailleurs (Etats-Unis, Israël), passant jusqu’à six fois à l’Olympia en moins de dix ans de carrière et se signale par une présence quasi-constante dans les émissions de variétés.
Si le public branché le voue aux gémonies tant il incarne une certaine idée de la variété grand-public, Enrico Macias n’en a cure et continue de bénéficier d’une enviable cote d’amour. En 1976, il remporte un Disque d’or pour l’album Mélisa, porté par la chanson « Malheur à celui qui blesse un enfant ». En 1978, dans le cadre de ses efforts de paix, le président Anouar el-Sadate invite Enrico Macias à se produire en Egypte : il en résulte un concert mémorable au pied des pyramides où le chanteur juif, face à plus de vingt mille spectateurs arabes, se sent pousser des ailes de messager de la fraternité entre les hommes.
Une mission qui se verra reconnue tout ce qu’il y a de plus officiellement en 1980, quand l’ONU décerne à Enrico Macias le titre de « chanteur de la paix ». En 1981, quand Sadate est assassiné, emportant avec lui un peu de l’espoir de paix au Proche-Orient, le chanteur français compose en son honneur le titre « Un berger vient de tomber ».
Enrico Macias s’engage de plus en plus sur le terrain humanitaire, notamment auprès de l’UNICEF, branche de l'ONU au profit de laquelle il abandonne ses droits sur la chanson « Malheur à qui blesse un enfant ». Il multiplie par ailleurs, au cours des années 1980, les engagements anti-racistes, prenant notamment position contre Jean-Marie Le Pen.
A cette époque, Enrico Macias pourrait apparaître comme démodé, les nouvelles générations se reconnaissant moins dans son répertoire de variétés, ainsi que dans une culture pied-noir dont le souvenir tend à s’estomper au fur et à mesure que ses témoins disparaissent. Il n’en garde pas moins toute sa popularité auprès du grand public, multipliant les tournées nationales et internationales (Corée du Sud, Etats-Unis, Brésil…) et signant notamment la chanson officielle de soutien à l’équipe française de football lors de la Coupe du Monde 1986.
Andalousies perdues
Continuant à s’engager dans le domaine humanitaire (il est nommé en 1997 Ambassadeur itinérant pour promouvoir la paix et la défense de l'enfance par le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan), mais aussi dans les affaires (il est l’un des associés de la maison-mère du Groupe Partouche), Enrico Macias connaît dans les années 1990 un retour en grâce médiatique, grâce à la revendication de ses racines musicales orientales, dépassant les limites de son image de « chanteur pied-noir ».
A l’heure où la world music et le raï apportent les rythmes orientaux en Occident, le métissage artistique judéo-arabe incarné par Enrico Macias, qui travaille désormais avec son fils, le producteur Jean-Claude Ghrenassia, trouve un écho particulier, de même que son rêve de paix et de fraternité. En 1999, il présente au Printemps de Bourges un hommage musical à Cheikh Raymond, qui donne lieu à un double album live chanté en arabe.
Les médias branchés ont à nouveau les yeux de Chimène pour Enrico Macias, promu apôtre d’un métissage musical qui n’est pour lui qu’un retour aux sources. De nombreux chanteurs maghrébins, comme Faudel, Rachid Taha ou Khaled, reconnaissent volontiers à Enrico Macias un rôle de précurseur, ayant pu rendre possible leur succès en France.
En 2000, le chanteur rêve de couronner son parcours artistique et d’apporter un message de paix en se produisant dans son Algérie natale, où il n’est pas revenu depuis 1961 : mais, malgré le soutien du président Abdelaziz Bouteflika, des critiques violentes, issues notamment des milieux musulmans conservateurs, s’abattent sur le « chanteur sioniste ». Estimant que sa venue causerait plus de problèmes, voire de violences, qu’autre chose, Enrico Macias finit par renoncer la mort dans l’âme à son retour en Algérie. Il exprime sa peine dans le superbe album Oranges Amères et la chanson « Le Voyage » : « J'ai tant rêvé de ce voyage / On m'a défendu le passage / Moi qui n'avais dans mes bagages / Qu'une mémoire et des images ». Il n’en reste pas moins fidèle à son idéal de fraternité, bien que son discours se teinte désormais de mélancolie, voire d’amertume : « Que sont devenues nos Andalousies ? », s’interroge celui qui rêvait tant de réconciliation.
En 2007, il doit à nouveau renoncer à se rendre en Algérie après avoir envisagé d’y accompagner le président de la République Nicolas Sarkozy lors de sa visite d’Etat. Toujours populaire – en 2001, il tâte à nouveau du métier d’acteur et joue de son image en tenant un rôle secondaire dans le film La Vérité si je mens 2– Enrico Macias demeure l’une des personnalités les plus marquantes d’une variété française dans laquelle il peut à juste se titre se vanter d’avoir répandu l’exotisme oriental.
Copyright 2010 Music Story Nikita Malliarakis
- 2004