Jacques Dutronc, né le 28 avril 1943 à Paris, est le fils cadet de Madeleine et Pierre Dutronc, un ingénieur aux Charbonnages de France, et pianiste amateur. Dans l’appartement familial du 67, rue de Provence (IXème arrondissement), le petit Dutronc se passionne pour les Dinky Toys et les souris blanches dont il fait un encombrant élevage à domicile. S’il passe trois années de sa scolarité aux Oratoriens, côté musique, il n’est guère pratiquant en dehors des cours de piano et de violon imposés.
Sur une guitare offerte à ses seize ans, le jeune Dutronc reproduit avec bonheur les accords de Django Reinhardt. Il apprécie également le jazz et la chanson de Piaf et Brassens, et les subtilités du rock ‘n’ roll qu’il découvre au sein d’une bande de son quartier de la Trinité, où son voisin Jean-Philippe Smet (alias Johnny Hallyday) fait déjà figure de meneur, avec « Long Chris » (Christian Blondiau), Jean-Pierre Huster et Hadi Kalafate. A la rentrée 1959, Jacques Dutronc est admis dans une école de dessin industriel. Mais à cause de rhumatismes qui ont perturbé sa scolarité au Petit Condorcet, il doit progressivement la délaisser pour passer la plus grande partie du temps allongé sur son lit, en profitant pour améliorer sa technique à la guitare.
En 1960, l’idée de monter un groupe se précise. Une maquette rudimentaire de cinq titres est même enregistrée, avec une apparition surprise de Jean-Philippe Smet, sur le point de connaître le succès avec son premier quarante-cinq tours « T’aimer follement ». La formation variable des Dritons (ou Tritons) se composent de Dutronc (à la guitare Egmond rouge), Bernard Photzer (guitare), Hadi Kalafate (basse), Jean-Pierre Huster (contrebasse), Denis Pépin (batterie, futur Boots) et du chanteur italien Ferruccio Baldacci. L’année suivante, l’équipe est bouleversée et les Tritons se transforment en Cyclones avec l’irruption du chanteur Daniel Dray, alias « El Toro ».
Les musiciens investissent le Golf Drouot, temple des rockers, et lient connaissance avec un autre groupe, Les Fantômes, signé par Vogue. Pour leur premier E.P., Dutronc leur compose deux instrumentaux, « Fort Chabrol » - qui deviendra « Le Temps de l’amour » avec des paroles de Jacques Lanzmann pour Françoise Hardy – et « Original Twist Guitar », puis « Méfie-toi » pour le second super 45-tours. Suite logique, El Toro et les Cyclones font leur entrée chez Vogue fin 1961 et publient deux E.P. l’année suivante, composés uniquement d’adaptations. Comme pour d’autres groupes pionniers du rock, le service national (obligatoire) vient éteindre le feu des ambitions musicales. Avant son retour d’Allemagne, fin 1963, Françoise Hardy chante sur une nouvelle composition du guitariste, « Va pas prendre un tambour ». Libéré en février 64, Jacques Dutronc accompagne le Tout-Paris rock : Eddy Mitchell, Vince Taylor, Gene Vincent de passage.
Début 65, Jacques Wolfsohn lui propose un poste chez Vogue pour superviser les séances d’enregistrement et séléctionner les maquettes, tout en faisant quelques « extras » pour Pierre Perret (« Les Jolies colonies de vacances »), les Mods (d’Alain Legovic, futur Chamfort), Benjamin, Zouzou, Cléo, Anne-Marie Nebot et Claude Puterflam. Le label qui a laissé filer Johnny Hallyday (parti chez Philips) se cherche un nouvel interprète emblématique : c’est Antoine et son groupe Les Problèmes (futurs Charlots) qui font les beaux jours du label début 1966. « Découvert » par Christian Fechner et présenté comme le « Dylan français », Antoine agace Wolfsohn qui cherche alors un auteur et un chanteur susceptibles d’enrayer le phénomène. Le patron de presse Daniel Filipacchi le renvoie vers Jacques Lanzmann, rédacteur en chef de Lui et bourlingueur patenté qui livre un premier titre, « Et moi, et moi, et moi ». Préposé à la musique, Dutronc se voit bombardé chanteur par la fine équipe. A l’été 66, la chanson caustique devient un tube interprété par un drôle d’oiseau en costume trois-pièces au regard clair et à la mèche tombante, qui poursuit avec « Mini mini mini » et « Les Gens sont fous, les temps sont flous » sur son premier E.P. En octobre, la paire Lanzmann-Dutronc réédite son coup avec « Les Play-boys », moquant les « minets (parisiens) du Drugstore » (« Crac, boum, hue ! », 600.000 exemplaires), « On nous cache tout, on nous dit rien » sur l’auto-censure de la presse, et l’extraordinaire « La fille du Père Noël »à la tonalité garage rock.
Avec Jaques Lanzmann, Dutronc semble avoir trouvé un alter-ego et un double dont la plume trempée dans le vinaigre s’aligne sur son personnage décontracté et pince-sans-rire. « Les Cactus » (« Le monde entier est un cactus / Et je me pique de le savoir / Aïe aïe aïe, ouille ! ») enthousiasment et défraient la chronique lorsque le premier ministre George Pompidou cite la bonne formule à l’Assemblée nationale le 22 avril 1967. Dans le hit suivant, « J’aime les filles » (juin 67), Dutronc se fait crooner au trémolo vibrant, et dans « Le plus difficile », il renforce son image de dragueur impénitent, à contre-courant de sa nature réservée et de la liaison qu’il a entamé avec Françoise Hardy dont le répertoire est centré sur la peinture du sentiment amoureux. C’est le début d’une idylle qui traversera toutes les modes et fera d’eux le couple le plus emblématique du show-biz.
Dutronc traverse l’année 1968 avec la nonchalance qu’on lui connaît. Au printemps, quand la France s’embrase, lui chante « Il est cinq heures, Paris s’éveille » (« Les journaux sont imprimés, les ouvriers sont déprimés »), autant nostalgique que désabusé, avec sa ligne de…flûte traversière. C’est le plus grand succès du chanteur qui cette année-là vend un million de disques, et l’une des chansons préférées des Français. Sur le même super 45-tours, « Fais pas ci, fais pas ça » tourne en dérision les interdits faits aux enfants. En mai, Dutronc est en tournée en Belgique. Sa position sur les « événements » ? : « Ma position est souvent couchée »… En septembre, « L’Opportuniste » qui « retourne sa veste, toujours du bon côté » déçoit ceux qui attendaient un quelconque engagement mais fait jubiler les adeptes de son humour à froid. Dans les 45-tours suivants, la plume acerbe se relâche pour laisser place à l’aspect plus rigolard et gaulois du personnage. Le « Roi de la fête » ne désaoûle pas ni ne descend de son nuage. Il se ressaisit avec deux titres brillants, « L’Aventurier » où Dutronc se fait la voix de Lanzmann, et « Le Responsable », ultime gâchette rock façon Kinks (juin 69). A l’automne, il s’autorise toutes les folies dans un tour de chant dadaïste à La Tête de l’Art (il place un rétroviseur sur son micro pour surveiller ses musiciens !).
L’année 1970 ne fera qu’enfoncer le malentendu et le fossé entre les attentes de son public et le chanteur qui yodèle dans « L’Hôtesse de l’air », puis fatigue dans « Restons Français, soyons gaulois » et s’essoufle dans « A la queue les Yvelines » l’année suivante. Une collaboration avec le dessinateur Fred, auteur de « Le Fond de l’air est frais » et « L’Âne est au four et le bœuf est cuit » pour deux disques avec bandes dessinées, sonne le glas de son aventure avec Lanzmann qui en guise d’au-revoir signe la chanson-générique du feuilleton télévisé Arsène Lupin (« L’Arsène »), puis le très écolo-nostalgique « Le Petit jardin ». Gainsbourg arrive à la rescousse pour « Elle est si », et lie une amitié durable avec Dutronc, dont la carrière de chanteur passe au second plan entre la parternité nouvelle (Thomas Dutronc naît en juin 1973) et sa conversion au cinéma. Initiée par son ami Jean-Marie Périer dans Antoine et Sébastien (1973), sa carrière d’acteur ne cesse de prendre de l’importance avec, entre autres, L’Important c’est d’aimer (A. Zulawski) et Mado (C. Sautet) en 76, Violette et François (J. Rouffio), L’Etat sauvage (F. Girod), A nous deux (C. Lelouch) et Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard (79). Les plus grands réalisateurs se succèdent pour mettre en lumière les talents cachés du gars planqué derrière ses éternelles Ray-Ban et son cigare. Il s’en est fallu de peu pour qu’il tourne dans Les Aventuriers de l’arche perdue de Spielberg.
Dutronc effectue un retour à la chanson en 1975 pour l’enregistrement d’un album sans grand relief, si ce n’est « J’comprends pas » (de Jean-Loup Dabadie), quelques fonds de tiroir signés Lanzmann (dont « Le Testamour »), la suite d’Arsène Lupin (« Gentleman cambrioleur ») et quatre textes de Gainsbourg, dont les magnifiques « Les Roses fanées » et « Le Bras mécanique ». Les deux monstres sacrés sont désormais inséparables, entre nuits sans fin et vapeurs enfumées. En 77, Jane Birkin se fait l’interprète de « L’Aquoiboniste » dédié à « Jacquot ».
En 1980 sort Guerre et Pets. Les « trois Jacques » (Wolfsohn, Lanzmann et Dutronc) se retrouvent chez Gaumont, mais l’ambiance tourne à l’orage. Gainsbourg rattrape la situation en apportant six titres. « L’Hymne à l’amour (moi l’nœud) »énonce les qualificatifs attribués aux étrangers, « J’ai déjà donné » est du sur-mesure, et « Le Temps de l’amour » jette ses dernières illusions. Dutronc se fait le clown triste d’un Gainsbourg noyé dans la rupture d’avec Jane Birkin. Le suivant, C’est Pas du Bronze (1982) porte la marque d’Anne Segalen, ex-compagne de Lanzmann, et de l’interprète qui écrit « Tous les goûts sont dans ma nature » et le plus lourd « Savez-vous planquer vos sous ». Le contrat se termine par le 45-tours « Merde in France », au texte en « yaourt » et pochette-miroir, qui remporte un grand succès en 1984.
Trois ans plus tard, Dutronc arrive chez Columbia pour l’album C.Q.F.D. très représentatif de son style de vie en Corse : une pochade militaire (« Les Gars de la narine »), un hymne à sa région d’adoption (« Corsica » avec I Muvrini) et un peu de rock avec « Qui se soucie de nous » apporté par Etienne Daho et servi par Earl Slick et Jean-Jacques Burnel (Stranglers). Il ne surprend plus, mais l’honneur est sauf. Son occupation d’acteur lui apporte davantage de satifsfaction et de félicitations de la part des critiques qui applaudissent à son jeu dans Mes nuits sont plus belles que vos jours de Zulawski (1988) et surtout Van Gogh de Maurice Pialat (1991), qui lui vaut un César du meilleur acteur. Loin d’être impressionné par un tel honneur et de penser qu’il a tout donné, Dutronc se fixe un nouveau défi : reconquérir le cœur du public en remontant sur scène. Le 3 novembre 1992, vingt ans après son derner récital, il dément toutes les rumeurs au Casino de Paris puis dans une tournée en province avant un retour à Paris en mai-juin 1993. Au programme, un florilège de ses succès rock comme sa tenue jean-perfecto-lunettes noires entrecoupé d’une interview en direct où il met en boîte le journaliste. L’album Dutronc au Casino (fin 1992) obtient un plébiscite général.
Le challenge suivant est de proposer un album d’auteur, écrit par la romancière Linda Lê (« L’Âme sœur », « Entrez m’sieur dans l’humanité »), Jean Fauque (parolier de Bashung), David McNeil (« La Pianiste dans une boîte à Gand »), et…son fils Thomas (« A part ça »). Brèves Rencontres (octobre 1995) est salué comme une œuvre de maturité et de sagesse, dépouillée des facilités habituelles. Mais il ne trouve pas un grand écho public. Puis Dutronc repart devant les caméras de Nicole Garcia (Place Vendôme), Claude Chabrol (Merci pour le chocolat) et Michel Blanc (Embrassez qui vous voudrez), ne délaissant que très rarement son domaine corse et sa bande d’amis fidèles, n’étant d’aucune mondanité, soignant son spleen et son arthrose.
Au printemps 2003, il revient avec un album chagrin, Madame l’Existence, matière à une réunion avec Jacques Lanzmann (qu disparaît trois ans plus tard), et une collaboration avec Alain Lubrano, musicien et producteur privilégié de Françoise Hardy, avec qui il accepte de partager « Puisque vous partez en voyage ». Quarante ans après leur rencontre, le couple (officiel depuis 1981) ne cesse d’étonner et d’émerveiller dans des voies très différentes. Jacques Dutronc, qui semble avoir « tout vu, tout lu, tout bu », sait combien il lui est difficile voire impossible de dépasser un statut d’icône qu’il n’a jamais demandé. Il se contente donc de transformer le moins en mieux.
Copyright 2010 Music Story Loïc Picaud
- 2004