Joe Henderson



Influencé par Lester Young

Pourtant, qui aurait pu prévoir que Joe Henderson allait devenir un « jazzmaster »…né à Lima dans l’Ohio, une bourgade perdue et loin de toute scène musicale active, dans une modeste famille de 15 enfants, c’est grâce à un de ses grands frères, James T. Henderson, fan de jazz, qu’il découvre la musique au travers de sa collection de disques, notamment les disques de Lester « The Prez »Young, le seigneur du sax ténor, et toute la série des Jazz at the Philarmonic (Il déclare par ailleurs au journaliste Mel Martin, que c’était bien pratique de connaître les solos et les thèmes avant même d’avoir commencé le sax, «… par ce qu’on sait d’avance comment ça doit sonner…»). Doué, travailleur, encouragé par sa famille, il étudie d’abord à Lima, la batterie avec un batteur local, John Jarette, le piano avec Richard Patterson et Don Hurless, et le sax avec son premier professeur, Herbert Murphy. Sa culture musicale commence à se diversifier tout autant que sa pratique; une de ses sœurs aime la musique classique et contemporaine…Joe Henderson découvre que lui aussi, et sans savoir le pourquoi du comment, Stravinsky, Bartök et Hindemith entrent avec plaisir dans son vocabulaire de musicien, si ce n’est même dans son jeu, et surtout dans sa façon totalement stakhanoviste de travailler, d’étudier et d’expérimenter. Il passe un an au « Kentucky State College », puis part courant 1956 pour Detroit, à la Wayne University, où il apprend la flûte traversière et la contrebasse tout en suivant les cours d’harmonie et de théorie de Larry Teal à la Teal School of Music. Il se produit dans les clubs de la ville notamment aux cotés de ses camarades étudiants Yusef Lateef, High Lawson et Donald Byrd qui font à l’époque partie des musiciens phares de Detroit, pour finalement monter sa première formation courant 1959.

A New York

L’expérience aidant, lorsque les drapeaux l’appellent en 1960, c’est tout naturellement dans la musique qu’il va servir. D’abord dans l’orchestre U.S Army Band de Fort Benning en Géorgie, et, parce qu’il gagne la première place avec un quartet au concours  « Army Talent Show », il joue pour tous les divertissements de l’armée. Il est choisi à Fort Belvoir en Virginie, pour faire partie du Rolling Along Show, qui voyage autour du monde pour divertir les troupes. Les premières tournées, Okinawa, le Japon, la Corée, Panama, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, l’Angleterre et la France où il aura l’occasion de jouer avec le batteur Kenny Clarke et le pianiste Kenny Drew à Paris; jusqu’en août 1962 où il est dégagé des obligations militaires. Deux mois plus tard c’est l’arrivée à New York. Lors d’une fête chez le saxophoniste en vogue Junior Cook (sideman dans le Horace Silver’s Quintet depuis 1958), il est présenté au trompettiste Kenny Dorham, fer de lance du label Blue Note depuis le milieu des années 1950. A la fin de la soirée, celui-ci propose d’aller voir Dexter Gordon au Birdland, le club mythique de la 52ème rue où le prince du ténor dirige la « jam session » tous les lundi. Joe Henderson fait un carton ce soir la et partage les applaudissements du public au même titre que Dexter Gordon lui-même. A partir de ce moment la, il rejoint le quintette de Kenny Dorham et enregistre avec lui le disque Una Mas , le 1er avril 1963. Herbie Hancock est au piano, Tony Williams (19 ans lors de cette séance) à la batterie et Butch Warren à la contrebasse, c’est la toute première fois que Joe Henderson entre en studio, pour Blue Note qui plus est, la qualité de sa prestation est telle, qu’on lui fait confiance pour jouer ce qu’il veut. Kenny Dorham le recommande alors chaudement au label, pour des enregistrements à son nom en tant qu’artiste principal. Aussitôt dit aussitôt fait, le 3 juin 1963, Joe Henderson retourne aux Van Gelder Studios, cette fois-ci pour y enregistrer son premier opus , Page One, avec Kenny Dorham, Butch Warren, McCoy Tyner au piano et Pete La Roca à la batterie. Cet album, mélange de Bossa Nova et de Hard-bop, va placer le jeune ténor de Lima, en tête des listes des « sidemen »  (accompagnateurs) chez Blue Note.  En effet, sa virtuosité et son humilité séduisent le label jusqu’à sa fermeture en 1969. Pas moins de 35 albums Blue Note, dont 6 à son nom (Page One et Our Thing  en 1963, Inand Out et InnerUrge en 1964, Mode for Joe en 1966, The State of the TenorLive at the village vangard  en 1985), sans compter toutes les collaborations avec des labels différents jusqu’en 1997 (il apparaîtrait sur 129 albums du commerce…).

Avec Horace Silver et les années Milestone

Joe Henderson rejoint le quintet d’ Horace Silver de mai 1964 à janvier 1966, et enregistre les très célèbres albums Song for my Father (Blue Note, 26 octobre 1964), et TheCape Verdean Blues (Blue Note, 1er octobre 1965) qui feront l’immense succès national et international du pianiste. Il va collaborer début 1967 et pour trois mois seulement au fabuleux sextette de Miles Davis aux côtés de Wayne Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams (sans rien enregistrer), jusqu’à sa signature avec le label Milestone en 1967, qui va musicalement orienter sa carrière vers un style de composition plus mélangé, plus électrique, c’est le début du jazz-fusion. Avec le trompettiste Freddie Hubbard, ils fondent The Jazz Communicators (1967-1968), puis rejoint le groupe d’Herbie Hancock pour lequel il enregistre les albums The Prisonner,The Complete Blue Note Sixties Sessions et Fat Albert Rotunda (Blue Note,18 avril, 28 Avril et 08 décembre 1969). Ce style nouveau l’ interpelle, et 1969 permet également les collaborations aux albums Tell It Like It Is de George Benson, Infinite search et Mountains In The Clouds du quintet de Miroslav Vitous (avec Herbie Hancock aux claviers, John McLaughlin à la guitare, Miroslav Vitous à la basse, et Joe Chambers à la batterie) tout en  alternant également des tournées avec le Big Band de Thad Jones et Mel Lewis (deux albums enregistrés “live”: Paris 1969 volume 1 et 2  en septembre à Paris et Jazz Wave Ltd On Tour volume 1 et 2 en décembre en Allemagne). Joe Henderson enregistre en janvier 1970 deux albums importants, Ptah,The El Daoud d’Alice Coltrane avec Pharaoh Sanders (le 26) aux studios de John Coltrane à New York, et Red Clay de Freddie Hubbard (le 27) avant de partir pour la côte Ouest, San Fancisco et la Californie, au printemps 1970. Il monte un nouveau combo avec le trompettiste Woody Shaw et enregistre 12 albums à son nom pour le label Milestone jusqu’à l’automne 1975, tout en enseignant et en participant à quelques grandes séances en tant que sideman (notamment Straight Life de Freddie Hubbard qui gagna un Grammy Awards pour le label CTI, Living Time de Bill Evans et George Russell pour le label Columbia, et All Blues de Ron Carter pour CTI). On notera son passage éclair de trois ou quatre mois en 1971 dans le très populaire groupe de fusion Blood Sweet and Tears, et une escapade célèbre à Tokyo au mois d'août.

Live At The Village Vanguard

L’engouement pour le jazz commence à fléchir, les séances deviennent moins nombreuses pour la plupart des jazzmen. Joe Henderson se plonge dans l’enseignement à San José en Californie, mais est toujours fréquemment demandé dans les grands festivals internationaux. Il enregistre Barcelona en trio pour le label ENJA en juin 1977, et Rosewood de Woody Shaw pour le label Columbia en décembre 1977. S’ensuit une collaboration avec le pianiste Chick Corea de 1979 à 1981: Joe HendersonRelaxin’ At Camarillo pour le label Contemporary en décembre 1979, Tap Step de Chick Corea pour Warner en janvier 1980, Mirror Mirror pour MPS au printemps 1980, et Live In Montreux pour Stretch en juillet 1981. Il rejoint ensuite le trompettiste Freddie Hubbard chez Fantasy avec lequel il va enregistrer trois albums en trois jours : Keystone Bop, Classics, et A Little Night Music les 27,28 et 29 novembre 1981. Mais l’affaire ne se terminera financièrement pas comme prévu  et les deux compères partent fâchés de chez Fantasy Records. Ils se retrouvent en 1985, lors de la relance de Blue Note sur le marché du jazz, pour l’album One Night With Blue Note volume 1 et 2 avec à leurs côtés la rythmique mythique, Bobby Hutcherson au vibraphone, Herbie Hancock au piano, Ron Carter à la basse et Tony Williams à la batterie. C’est alors que Blue Note décide de mettre Joe Henderson en première ligne, avec le merveilleux TheState Of The Ténor-Live At The Village Vanguard volume 1 et 2 en novembre 1985, avec Ron Carter à la basse et Al Foster à la batterie, considéré par la chronique comme le meilleur album de trio avec ténor depuis le Night At The Village Vanguard de Sonny Rollins en 1957. Blue Note ne déploie pas l’energie escomptée, et l’album n’obtient pas un succès commercial à la hauteur de l’appréciation du public. Jusqu’en 1989, la musique l’appelle pour jouer et enregistrer dans divers pays comme le Japon, la France, l’Italie et la Norvège. Il monte un quartet exclusivement féminin en 1986 (avec Renee Rosnes au piano, Marlène Rosenberg à la basse, et Sylvia Quenca à la batterie) et enregistre l’album Punja pour le label Arco. On note une belle collaboration en 1989 avec son vieux camarade de la Wayne State University de Detroit, le trompettiste Donald Byrd, pour lequel il enregistre deux albums pour le label Landmark : Getting Down to Business en octobre 1989 et A City Called Heaven en janvier 1991.

Le dernier des titans

En Août 1991, Joe Henderson passe un tournant capital pour la fin de sa carrière: il signe un contrat avec le label Verve, qui grâce à un projet artistiquement très bien ficelé (il va réarranger la musique d’autres compositeurs comme Miles Davis, Billy Strayhorn  ou Antonio Carlos Jobim et ses premières compos personnelles) assorti d’ une médiatisation gigantesque, va faire passer le  vieux maître du sax ténor au rang de “dernier titan du jazz”. Il enregistrera dix albums pour Verve jusqu’en 1997, remportera quatre Grammy Awards (en 1992 pour Lush Life la musique de Billy Strayhorn, deux en 1993 pour So Near So Far et Miles Ahead  la musique de Miles Davis, et un en 1997 pour ses arrangements du Big Band qu’il dirigeait en 1963 avec Kenny Dorham, qui n’avaient jamais été enregistrés), et devra engager un gestionnaire pour s’occuper de son argent…Vers 1998, il se retire de la scène pour raison de santé, après quarante ans de loyaux services, et décède le 30 juin 2001 à l’âge de 64 ans. Du be-bop au hard-bop, au jazz d’avant garde, aux rythmes sud americains, au latin jazz, en passant par la soul, le jazz fusion ,le smooth et le funk, on peut certainement citer le nom de Joe Henderson comme celui d’un très grand saxophoniste ténor au service de la musique, d’un professionnel philosophe au service des artistes, comme d’un poete ou d’un ecrivain au service de l’art en lui même. Si le son très personnel de Joe Henderson, entre John Coltrane, Lester Young et Dexter Gordon a discrètement bercé le jazz tout entier, aux aléas des modes de ces dernières décénnies pour finalement venir exploser au grand jour sur la fin de sa vie et juste avant l’an 2000, c’est que Joe henderson mérite véritablement son statut du dernier des « titans ».

                                                                                                                                                                                                             

Copyright 2010 Music Story Arnaud Syllard