Michel Legrand

Becon-les-Bruyeres existe : il s?agit d'un quartier de Courbevoie, ville situee non loin du quartier des affaires de la Defense, a l'ouest de Paris. Le nom fut longtemps utilise dans la langue argotique pour designer un lieu comparable a Trifouillis-les-Oies, lieu quelque peu egare sur la carte, donc. En tout etat de cause, c?est la que Michel Legrand voit le jour, le 24 fevrier 1932.

Sa soeur, Christiane, l?a precede de deux ans : chanteuse, elle sera membre des Double-Six et des Swingle Singers, avant de preter sa voix aux musiques de son frere, dans trois films de Jacques Demy. Sa mere, Marcelle der Mikaelian, grande bourgeoise armenienne, est la soeur de Jacques Helian (chef de l?orchestre le plus repute de l?apres-guerre, issu de la troupe de Ray Ventura et ses Collegiens). En 1929, elle epouse le musicien Raymond Legrand (eleve de Gabriel Faure, et compositeur de nombreuses musiques de films, dont Mademoiselle Swing, il est entre dans l?histoire grace a sa collaboration a la comedie musicale Irma la douce). Mais, des 1935, le mari abandonne le domicile conjugal, et le divorce est consomme en 1946.

Tout pour la musique

Des sa petite enfance, le meilleur ami de Michel est le vieux piano abandonne par son pere. Son entree au Conservatoire National Superieur de Musique de Paris en 1942 (et, donc, sur derogation, puisqu?il n?est alors age que de neuf ans) n?est certes pas une surprise, mais bien une decouverte extatique : il sera musicien. Apres sept annees de formation aupres des plus emerites pedagogues (dont Nadia Boulanger, professeur de George Gerswhin, Quincy Jones, ou Pierre Henry), le jeune homme acheve son cursus, riche d?une foultitude de premiers prix.

En 1945, la Liberation s?applique a tous les secteurs de l?existence, musique y compris, et c?est pour Michel l?occasion de decouvrir le jazz, lors d?un concert du trompettiste Dizzy Gillespie. Praticien d?une douzaine d?instruments, il est introduit par son pere (avec lequel ils se frequentent de nouveau) dans l?univers de la chanson de variete, et debute une carriere d?accompagnateur : Catherine Sauvage, Zizi Jeanmaire, ou Henri Salvador, beneficient de ses prestations.

En 1954, la compagnie americaine Columbia lui passe commande d?un album d?adaptations de rengaines francaises sous une couleur jazz : l?album I Love Paris se vend a huit millions d?exemplaires, et la carriere du musicien est desormais lancee a l?echelle planetaire. Maurice Chevalier, qui vient de l?engager comme directeur musical, lui permet alors de decouvrir l?Amerique.
En 1955, il compose la musique du film d?Henri Verneuil, Les Amants du Tage : on peut considerer cette partition comme un galop d?essai.

La legende se construit grace a l?enregistrement de plusieurs albums (Holiday in Rome en 1955, Michel Legrand Plays Cole Porter en 1957, Legrand in Rio en 1958). C?est durant cette periode, et sous le pseudonyme de Big Mike (propose par Jean Cocteau), qu?il participe avec Boris Vian a la composition des premiers rocks en langue francaise. Henri Salvador (sous le nom d?Henri Cording - jeu de mots laids - ) hurle alors a n?en plus finir le ? Blouse du dentiste ?.

Une participation au festival de la jeunesse et des etudiants, se deroulant en U.R.S.S., lui permet egalement de rencontrer un jeune mannequin francais qu?il epouse, et avec laquelle il a trois enfants (l?une de ses filles est Eugenie Angot, championne d?equitation de renommee internationale, qui a represente la France aux Jeux Olympiques d?Athenes de 2004).

Au cinema ce soir

En 1958, un nouveau voyage aux Etats-Unis est l?occasion de mirifiques sessions : l?album Legrand Jazz rassemble Bill Evans, Ben Webster, Miles Davis, Art Farmer, ou John Coltrane.

Des 1960, Michel Legrand devient le compositeur attitre des cineastes de la Nouvelle Vague : il compose pour Jean-Luc Godard (Une Femme est une Femme avec Anna Karina en 1961, mais egalement La Chinoise et Bande a part), Agnes Varda (Cleo de 5 a 7, dans lequel Legrand incarne le role de Bob, le pianiste), et, surtout, entame une collaboration prolifique avec le mari de cette derniere. Jacques Demy (Mon Frere Jumeau) et le musicien ecriront en effet en dix films les tres riches heures de la comedie musicale a la francaise, en autant d?operas populaires et melodiques : Lola (avec Anouk Aimee dans le role titre, 1968), Les Parapluies de Cherbourg (Palme d?Or du festival de Cannes 1964, avec la premiere utilisation mondiale des dialogues chantes), Les Demoiselles de Rochefort (1967), Peau d?Ane (avec Catherine Deneuve et Jean Marais, 1970), ou Trois Places pour le 26 (avec Yves Montand, pour un role en hommage retrospectif a la carriere du chanteur, 1988).

Il travaille egalement avec des metteurs en scene plus traditionnels, comme Yves Allegret ou Jacques Deray (La Piscine, 1969), sur des films rejouissants mais oubliables (Le Cave se Rebiffe), ou en compagnie de realisateurs etrangers, dont Joseph Losey (avec lequel il obtiendra la Palme d?Or au festival de Cannes 1971, pour Le Messager).

Parallelement (le suivi de plusieurs carrieres simultanees est une marque de fabrique chez Legrand), il concourt a developper des 1962 la carriere de Claude Nougaro (? Les Dom Juan ?, ? Le Cinema ?), et est pourvoyeur de nombreux themes interpretes par Serge Reggiani, Nana Mouskouri, Yves Montand, ou Liza Minnelli. Toutes ces rencontres, et l?insistance de son ami Jacques Brel, le conduisent a se lancer lui-meme dans la chanson (Les Enfants Qui Pleurent), aide en cela par une chaine de paroliers qui reunira Eddy Marnay, Jean-Loup Dabadie, Boris Bergman ou Francoise Sagan. Il diversifie encore ses activites en composant pour les choregraphes Roland Petit et Gene Kelly.

L'Amerique, l'Amerique

En 1966, et alors que son ami le compositeur Henri Mancini (La Panthere Rose), lui ouvre les portes des studios d?Hollywood, Michel Legrand installe pour un sejour de trois ans sa famille a Los Angeles. Il obtient en 1969 l?Oscar de la meilleure chanson originale de film (elle sera egalement couronnee d?un Golden Globe) pour ? The Windmills of Your Mind ? (? Les Moulins de mon coeur ?, theme principal de L?Affaire Thomas Crown, avec Steve Mc Queen). Il renouvelle l?exploit en 1971, avec l?Oscar de la meilleure musique de film pour Un Ete 42. Beneficiant durant cette periode de vingt-sept nominations aux Grammy Awards, il est cinq fois recipiendaire du trophee, de 1971 a 1975. Le musicien est alors devenu une star absolue du genre, se faisant meme seconder par Vladimir Cosma, mais n?oublie pas ses premieres amours, enregistrant un album de jazz, en concert et au cote du contrebassiste Ray Brown.

Les annees 70 sont majoritairement consacrees au cinema : il collabore avec des realisateurs francais (Claude Lelouch, Louis Malle, Jacques Deray), americains (Orson Welles, Clint Eastwood), et obtient (apres avoir fourni la partition de Jamais Plus Jamais, nouvelle aventure de James Bond 007, avec Sean Connery) un nouvel Oscar en 1983 pour Yentl, de Barbra Streisand. Comme il dispose de quelques loisirs, il assure en 1972 un tour de chant a l?Olympia de Paris, en compagnie de la Franco-Italienne Caterina Valente, et enregistre son premier album de chanteur a l?occasion. Deux annees plus tard, son pere disparait. En 1975, il parraine les debuts d?un jeune chanteur, Jean Guidoni. En 1979, il devient biographe pour Barbra Streisand, une femme libre.

All that jazz

Les annees 80 le voient se consacrer de nouveau au jazz : il enregistre trois albums avec un trio ou l?on retrouve en particulier le batteur Andre Ceccarelli, s?associe avec deux saxophonistes emerites ? Zoot Sims et Phil Woods ? pour l?album After the Rain (1982), dirige l?orchestre de Shirley Bassey, et enregistre un nouvel album en tant que chanteur. Il compose egalement le generique de plusieurs series televisees educatives (Il etait une fois l?espace). Il clot la decennie en composant un oratorio celebrant le bicentenaire de la Revolution Francaise, et en se lancant dans la mise en scene : le film Cinq jours en juin (avec Sabine Azema et Annie Girardot, 1989), souvenir du jeune Michel Legrand rejoignant sa mere a Saint-Lo le jour du debarquement, ne recoit qu?un accueil mitige.

Les annees 90 permettent au musicien de reactiver son grand orchestre (dans lequel brillent de mille feux les freres Stephane et Lionel Belmondo), de travailler avec des personnalites aussi dissemblables que Diana Ross, Ray Charles ou Bjork, et de mettre en scene le quatre-vingt-cinquieme anniversaire du violoniste Stephane Grappelli (1992).

En 1995, son travail commun avec Jean Guidoni sur l?album Vertigo (et le spectacle au Casino de Paris qui lui succede) vaut au duo une Victoire de la Musique. Legrand revient ensuite a ses premieres amours, la musique classique, enregistrant avec la star de la trompette Maurice Andre, dirigeant le Requiem de Gabriel Faure, ou se produisant dans des programmes consacres a Erik Satie. Le Passe-Muraille de Marcel Ayme lui inspire un spectacle (sur un livret de l?ecrivain Didier Van Cauwelaert), qui est triomphalement monte aux Bouffes Parisiens.

Hommages

En 2000, entre deux anthologies et autre coffret thematique (dont il s?est toujours totalement desinteresse), on rend hommage a Legrand dans la cour carree du Louvre, et a l?occasion de la Fete de la musique, et, en 2003, il est fait officier de la Legion d?Honneur. En 2005, il adresse son meilleur souvenir par le jazz a son ami Claude Nougaro, decede l?annee precedente (album Legrand Nougaro).

Michel Legrand reste passionne d?equitation et de navigation, et il pilote son propre avion. Il reside aujourd?hui dans le canton suisse du Valais.

Apres avoir compose plusieurs centaines de musiques de films, conduit des orchestres symphoniques aux Etats-Unis ou en Russie, accompagne Frank Sinatra, Ella Fitzgerald, et Sarah Vaughan, recu trois Oscars, et donne la replique a Stan Getz, Michel Legrand s?impose comme un musicien majeur ayant, au cours d?une carriere riche en rebondissements, su varier ses plaisirs. Et les notres.

Copyright 2010 Music Story Christian Larrede