Curtis Mayfield

Impossible d’évoquer la carrière et la vie de Curtis Mayfield sans commencer par retracer son aventure au sein des Impressions. Le succès qu’a rencontré ce quintet vocal, dont Curtis fut toujours le leader incontesté et compositeur attitré, aida considérablement ce dernier à prendre son élan pour franchir les barrières qu’il rencontra dans sa carrière solo. A l’écoute de l’œuvre des Impressions, on appréhende, en filigrane, tous les éléments majeurs qui feront de la musique de Curtis Mayfield le joyau classique qu’elle est devenue : un esprit de la composition unique, un grand sens des harmonies, notamment dans ses arrangements ébouriffants de chœurs et de cuivres, et surtout une créativité incontestable à la guitare. Cette dernière sera d’ailleurs considérée comme son deuxième moyen d’expression. Outre ces aspects, la musique des Impressions, entre Soul, Doo-Woop et sérénade, fut le berceau de l’extrême sensualité de la voix de Curtis qui, même quand ces textes revêtirent régulièrement un caractère social (à partir, grosso modo, du titre «People get ready» en 1965), ne cessera jamais d’être hypnotique et lancinante. Une musique intrinsèquement et profondément spirituelle.

Et pour cause : l’histoire débute en 1952 quand Curtis, âgé de 10 ans, sous l’influence de sa grand-mère et de sa mère, commence à chanter dans plusieurs chorales de gospel, comme celle des Northern Jubilee Singers. C’est dans cette dernière qu’il rencontre le futur lead-singer des Impressions, Jerry Buttler. Très vite il s’attelle à l’apprentissage du piano, de la batterie, mais surtout de la guitare. En1958, Curtis n’a que 15 ans quand Jerry le convainc de monter un quintette vocal harmonique avec trois autres garçons : Richard et Arthur Brooks et Sam Gooden. Choisissant d’abord le nom de the Rootsers, ils deviennent vite les Impressions.

Après avoir décroché un succès relatif avec leur titre « For your precious, love », Jerry Butler déserte le groupe pour se la jouer solo. Pas bégueule et avide de liquidité, Curtis compose et arrange quelques titres pour Jerry et part l’accompagner à la guitare en tournée, empoche 1000 dollars au passage, qu’il réinvestit immédiatement dans des sessions d’enregistrement en studio pour son groupe. Entre temps Fred Cash a remplacé Jerry Butler. La session payée avec cet argent est déterminante : grâce aux enregistrements produits, ils partent en Juillet 1961 pour New York signer chez ABC records, label sur lequel, jusqu’en 1968, le groupe accumulera les succès avec 136 morceaux enregistrés, une trentaine d’entre eux atteignant les meilleures places des charts R&B et pop du moment. En 1962, lorsque Curtis veut re-localiser le groupe à Chicago, les frères Brooks décident de rester à New York pour y monter leur propre version des Impressions, puis abandonnent rapidement l’idée après le flop de leur premier et unique 45t. Les deux autres membres, Fred Cash et Sam Gooden, ne tardent pas à rejoindre Curtis à Chicago.

Les sessions, les albums et les hits s’enchaînent donc, mais Curtis commence à se sentir bientôt à l’étroit dans son costume de « membre des Impressions ». En effet, bien que cédant parfois sa place de lead-singer à l’un de ces collègues, c’est la plupart du temps lui qui assure le chant. C’est aussi lui qui écrit paroles et musiques, qui assure les parties de guitare, et même qui produit et dirige les sessions d’enregistrement du groupe. Ainsi, armé d’une solide âme d’entrepreneur et d’une connaissance confirmée du milieu, il monte dès 1966 son propre label (chose rarissime pour un afro-américain à l’époque), Windy C, sur lequel il produit le groupe the Five Stairsteps et la chanteuse June Conquest. Deux ans plus tard, avec l’aide de son manager de l’époque, Eddie Thomas, il fonde Curtom Records, qui, distribué par Buddah records, accueille les Impressions mais aussi des artiste s comme Leroy Hutson ou les Natural Four. Mais ces nouvelles responsabilités ne font que l’encourager à assouvir ses désirs d’indépendance, à accomplir sa vision. Ainsi en 1970 il saute le pas, et quitte les Impressions.

Tourner la page après quartoze ans d’histoire commune n’est pas chose facile. Ces anciens collègues, les mauvaises langues mais aussi ses fans, l’attendent au tournant. C’est pourtant avec un naturel déconcertant que Curtis négocie ce délicat virage et donne vie en 1970 à l’album qui, à ce jour, est toujours considéré comme un des piliers majeurs de son œuvre, l’éponyme Curtis. Tout au long de l’album, Curtis affirme le son qui deviendra sa marque de fabrique, son identité : basse, batterie et percussions d’inspiration latine en forment la colonne vertébrale. Les arrangements de cuivres et de cordes somptueux composent le contrepoint d’un chant oscillant entre le prêche et la sérénade susurrée. Mais, outre le son, Curtis affirme aussi son style : l’amour de dieu venu de son enfance avait laissé peu à peu la place à celle des femmes, sujet de prédilections des Impressions. C’est maintenant celui du peuple, le sien (« We the people who are darker than blue ») comme celui des autres (« Don’t worry if there’s a hell bellow we’re all gonna go »), qui va être désormais au centre de ses préoccupations. Car c’est là que réside toute la nuance entre le funk de Curtis et celui, par exemple, de James Brown : les cuivres rutilent autant, les basses ne lancinent pas moins mais, là où James se fait tranchant comme un rasoir lorsqu’il veut inciser jusqu'à l’âme de l’auditeur, Curtis s’y insinue avec une sensualité vocale à laquelle rien ne résiste. Il faut alors se pencher sur le texte, à la narration tantôt réaliste tantôt cynique, pour comprendre que cette musique, qui brille de mille feux quand elle narre l’amour, brûle à peu près autant quand elle réveille les consciences.

Dans la foulée le live de 1971, sorti à peine 8 mois après que l’album Curtis soit rentré dans les Charts (qu’il ne quittera pas durant 49 semaines), vient transformer l’essai. Enregistré à New-York en janvier 71, Curtis y reprend trois titres de son premier album, ainsi que cinq classiques des Impressions, une reprise des Carpenters et trois nouvelles chansons. Toujours en 1971, Curtis sort la successeur de Curtis : Roots. Musicalement plus variés, les textes en sont toujours aussi socio-politiquement inspirés. Malgré toutes ces qualités, certains titres sont moins bons que d’autres et Roots n’est pas forcément l’album que la postérité retiendra. Et pour cause, l’année suivante Curtis Mayfield livre sa plus grande réussite commerciale et artistique : la bande originale du film Superfly. Le scénario du film -un dealer de drogue à la veille de la retraite décide de tenter un dernier coup- n’est pas plus intéressant que celui de n’importe quel autre film de Blaxpoitation. Le traitement musical n’en est que meilleur : en se servant de l’histoire comme point de départ, Curtis Mayfield parvient à donner à ses textes une profondeur inhabituelle dans ce genre d’exercice : il délivre un message d’unité et de tolérance, parvenant même à faire de la prévention contre la toxicomanie tout en gardant une imagerie musicale et textuelle indéniablement « street », moite, totalement cinématographique. Les guitares wah-wah, les percussions latines et l’incroyable complémentarité créée entre les lignes de basses et les cuivres font le reste et inscrivent des titres comme « Pusherman », « Freddie’s Dead » ou « Superfly » au firmament des classiques absolus de la Black Music.

Tout au long des 70’s Curtis sort de nombreux albums solo (Sweet exorcist en 1974, There’s no place like America today en 1975 etc.), réaffirme son intérêt pour le cinéma (la BO de Claudine en collaboration avec Gladys Night & the Pips, puis celle de Short Eyes) et se met même peu à peu au disco qu’il a inspiré. Malgré tout, l’intérêt que lui porte le public décline peu à peu, et ses productions sortent de moins en moins du lot. Il est redécouvert dans les années 1980 par les rappeurs qui le samplent allégrement, et renoue parfois avec le succès notamment en 1981 avec son album Love is the place, en 1992 avec sa collaboration au projet Return of Superfly et surtout en 1996 avec l’album New world order. C’est en effet, à l’époque, l’album que plus personne n’attend : depuis l’accident dont il a été victime le 14 Août 1990 (la chute d’une poursuite électrique sur son dos en plein concert le laisse paralysé de la colonne vertébrale), un pessimisme respectueux entoure Curtis Mayfield. Les hommages, comme souvent en pareilles circonstances, se succèdent, et pour cause : deux Grammy Awards d’estime en 1994 et 1995, et quelques albums d’hommages plus tard, Curtis Mayfield s’éteint le 26 Décembre 1999 de complications médicales, à l’âge de 57 ans.

Tout au long de sa carrière, sa musique aura inspiré ses contemporains : de Bob Marley dans les années 1960 au rappeur Kanye West et son tout récent sample de « Move on up » : on est pas prêt d’arrêter d’entendre le génie de Curtis Mayfield sur les ondes planétaires…

Copyright 2010 Music Story Simon Dionisi